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Colloque « Démocratie toujours ? »

Colloque « Démocratie toujours ? »

Vendredi 11 octobre

de 9 h à 17 h

Salle Colbert, Assemblée Nationale

Il ne se passe pas un jour sans que les dysfonctionnements des démocraties ne soient au cœur de l’actualité. Contestation de la démocratie représentative, dénonciation des élites, appel au peuple, remise en cause de l’indépendance de la presse et de la justice, de la logique de la séparation des pouvoirs ; rejet du pluralisme, utilisation massive du mensonge politique sont autant de symptômes qui ne peuvent laisser indifférent. Plus généralement, le cheminement nécessaire et souhaitable vers le modèle démocratique n’est plus aujourd’hui une évidence et certains grands pays en contestent même ouvertement le bien fondé.

Dans un tel contexte de crise, il parait essentiel de s’interroger sur la pérennité du concept de démocratie et de se poser la question : Démocratie toujours ?

Déroulement du colloque 

9h15 : accueil, par Jérôme Lambert, député de Charente et Paul Quilès, ancien Ministre, Président du club Démocraties.

Première table ronde de 9 h30 à 11h : l’état des lieux

  • Jean Garrigues. Professeur à l’Université d’Orléans
  • Frédéric Worms : Directeur adjoint de l’ENS
  • Dominique Reynié, Professeur à Sciences po

Modérateur : Jacky Simon, vice-président de Démocraties

Deuxième table ronde de 11 h15 à 12h45 : un modèle en crise

  • Anne Nivat, Journaliste
  • Jean Claude Hazera, Journaliste économique
  • Myriam Revault d’Allonnes, Professeure, Philosophe

Modératrice : Raphaëlle Dufour, administratrice de Démocraties

Troisième table ronde : de 14h30 à 16.00 : quels remèdes ?

  • Charles- Benoit Heidsieck, Président du Rameau , présentateur de l’étude PHARE
  • Jo Spiegel , Maire de Kingersheim(Haut Rhin)
  • Pierre Henri Tavoillot, Maitre de conférences, Président du Collège de philosophie

Modérateur : Philippe Babé, administrateur de Démocraties

Conclusion : Paul Quilès et Jérôme Lambert

Texte intégral du colloque

Propos d’accueil de Paul Quilès (président de Démocraties)

Poser la question « Démocratie toujours ? » pour le club Démocraties, c’était presqu’une évidence : l’impression que la démocratie recule est une idée commune aujourd’hui. Contestation de la démocratie représentative, dénonciation des élites, appel au peuple… Ces idées sont portées par plusieurs partis politiques en Europe occidentale. Notons aussi la remise en cause de l’indépendance de la presse et de la justice, de la logique de la séparation des pouvoirs dans plusieurs pays d’Europe orientale, le rejet du pluralisme et l’utilisation massive du mensonge politique comme mode de communication, sans oublier l’explosion du lobbying, porteur d’intérêts particuliers. Plus généralement, le cheminement nécessaire et souhaitable vers le modèle démocratique n’est plus une évidence pour les citoyens et certains grands pays comme la Chine en contestent ouvertement le bien-fondé, comme le montre la répression des manifestations à Hong-Kong.

Ce colloque n’a évidemment pas la prétention d’épuiser cette question qui fait débat depuis plusieurs mois, mais simplement d’aider à comprendre les mouvements de fond qui traversent nos sociétés dites libérales. Il comprendra trois parties : 1° partie : état des lieux. 2° partie : un modèle en crise. 3° partie : quels remèdes ?

Propos d’accueil de Jérôme Lambert (député de Charente)

Rappelant sa longue complicité  avec Paul Quiles, le député adresse ses remerciements au groupe LRM qui a bien voulu mettre à disposition la salle Colbert, salle de réunion du groupe majoritaire, et qui fut longtemps la salle de réunion du groupe socialiste, comme en témoigne le tableau de Jean Jaurès qui orne la salle.

 

Table ronde n°1 : état des lieux

 

Jacky Simon (modérateur, vice-président de Démocraties)

Quand on parle de la démocratie dans les pays occidentaux, on se réfère à la Grèce et bien entendu, à cette belle formule d’Abraham Lincoln : « Gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple », qu’on voudrait universelle alors que nous assistons à de sérieux coups de boutoir.

Il semble que le dialogue, une certaine tolérance tant des idées que leur mode d’expression, laissent de plus en plus la place à la violence. A cela s’ajoutent des attaques au sens premier du terme, comme le terrorisme, intérieur et extérieur. Le lent cheminement vers des formes démocratiques acceptées est bousculé par une certaine acceptation d’une vie « sans liberté ».  L’émergence de l’épistocratie ou épistemocratie, une forme de technocratie voire de dictature éclairée, fascine nombre de citoyens soucieux d’efficacité.  La démocratie ne se développe pas naturellement sur tous les sols et avec la même vivacité. Des bactéries qui l’attaquent, la plus forte est peut-être l’indifférence, le refus de la démocratie représentative mais aussi participative.

Un état des lieux est donc plus que jamais nécessaire.

 

Frédéric Worms  (directeur adjoint de l’ENS) : « Le suspense démocratique mondial, entre régression et progrès » 

La démocratie est devenue un problème à une échelle mondialisée. On peut le regretter mais aussi s’en féliciter, car cette situation donne à réfléchir. Plus personne ne peut échapper au problème, omniprésent grâce aux écrans, même si l’opinion publique ne communique plus.

Certains problèmes définissent l’état du monde, par exemple les guerres mondiales au XXème siècle. De nos jours, la variété des situations, selon les pays, va de l’extrême négativité (la régression jusqu’au totalitarisme, malgré les moyens d’information) jusqu’à des crises démocratiques dans lesquelles on peut voir des progrès. Car crise ne signifie pas forcément régression, le propre de la démocratie, régime compliqué et « pénible », étant de créer des problèmes ! Des événements se produisent au Parlement britannique, à Hong-Kong, au Brésil, en Russie ou à Paris. Bien des Cours suprêmes sont mobilisées en ce moment, partout dans le monde, pour différentes raisons. Comment définir le problème de façon philosophique, sans tout confondre ? Après avoir connu une séquence (1989) où la démocratie semblait triompher partout, elle semble en train de s’écrouler à présent. Citons les camps de prisonniers en Chine ou l’élection d’un président ouvertement fasciste au Brésil.

La démocratie se définit comme une société politique qui lutte contre les dangers qui la menacent de l’extérieur. Elle protège une communauté contre sa disparition. Mais le politique affronte un autre danger dans la société, surgissant de l’intérieur des relations humaines, sous la forme de la tyrannie, de l’abus de pouvoir – avec pour prétexte l’aspiration à la protection contre l’extérieur. La démocratie demande toujours un surcroît de politique pour lutter contre les dangers de l’extérieur, tout en respectant la demande de liberté et d’égalité, dont l’Etat est le garant. Ces régressions se produisent sur fond de crise mondiale majeure : urgence climatique, mondialisation économique, idéologies… Les hommes sont prêts à renoncer à la justice, comme disait Jaurès, pour justifier la guerre. Il est difficile pour une société de reconnaitre ses divisions internes.

Le suffrage universel ne suffit pas pour atteindre la démocratie, bien qu’il constitue un panier de base à respecter et un palier irréductible. Ces cinquante dernières années ont vu la tenue d’élections et l’exercice de contre-pouvoirs, mais aussi le développement de frustrations en raison d’injustices intérieures. Une bonne démocratie est celle qui voit surgir de nouvelles revendications (vraies, fausses, manipulées…) là où on croit que tout était réglé. Au registre du vrai, citons la question féminine et la dissymétrie de reconnaissance entre les sexes, ainsi que l’écologie, qui mobilise partout la jeunesse. Le droit des animaux émerge également.

Un examen, pays par pays, montre plus de régressions que de progrès. Certains pays ne sont pas devenus définitivement des pays démocratiques. Ce qui est en jeu, de façon vitale, c’est la régulation des conflits intérieurs. Les dangers extérieurs, bien réels pour certains, ou totalement idéologisés pour d’autres, appellent à une gouvernance mondiale démocratique. Face aux enjeux mondiaux, le suspense règne. Chaque matin apporte son lot de nouvelles à propos de Poutine, Trump, des Gilets Jaunes… La démocratie est en question partout, explicitement, comme un caillou dans la chaussure des anti-démocrates. Les problèmes démocratiques transnationaux impliquent des institutions transnationales régulatrices, des lieux de progrès que même les anti-démocratiques vont être obligés d’accepter. L’opinion publique mondiale suscite des inquiétudes : elle peut contribuer à faire avancer le progrès mais on peut douter de son esprit critique. Le risque est que l’accès à l’éducation populaire mondiale ne passe plus seulement par l’école, mais aussi via les écrans et les réseaux sociaux. L’un des principaux dangers aujourd’hui réside dans la désinformation anti- démocratique mondiale.

Dominique Reynié (professeur des Universités, président de la Fondation pour l’innovation politique) : « Le paradoxe du sentiment démocratique »

Par définition, le régime démocratique est un régime de crise, de l’inquiétude et du questionnement. C’est sa modalité d’être.

Le mot peut recouvrir réalités différentes. Il s’agit du régime mis en place depuis la fin du 19ème siècle, même si on a l’habitude de se référer à la démocratie athénienne, qui n’a rien à voir avec ce que nous vivons depuis un siècle. Le gouvernement représentatif, organe de décision, est élu par le peuple, un concept dont l’idée d’universalité s’installe au 19ème siècle. Le peuple gouverné donne son consentement formel par des élections réitérées. Car le fait électoral seul ne caractérise pas la démocratie, c’est sa répétition qui compte (ainsi, un grand moment démocratique en France, en 1848, a été suivi par le Second Empire, sans élections). Y règnent la liberté de la presse, de la magistrature, les droits de l’opposition… En Russie, Vladimir Poutine applique une conception très particulière de la démocratie. Jusqu’en 1999, la démocratie s’est développée dans le monde, de nouveaux Etats sont apparus sous cette forme, notamment ceux issus de l’ex-URSS. Au début des années 2000, la majorité des Etats était démocratique, l’Histoire semblait suivre un chemin progressiste. Mais depuis 2005, un retournement de tendance se dessine. L’ONG Freedom House, qui étudie chaque année l’état de la démocratie pays par pays, note une régression institutionnelle frappante. Elle décrit une liberté de la presse en déclin, des élections moins compétitives. Il existe mille façons d’altérer un régime démocratique. La Chine passe de l’autoritarisme au totalitarisme avec l’aide de la technologie, en créant notamment un fichier génétique des Ouïgours, pour contrôler et réprimer cette minorité. L’étude de la Fondapol, « Démocraties sous tension », montre un attachement fort aux institutions démocratiques, un attachement unanime aux principes de la démocratie, mais également une disponibilité significative pour l’autoritarisme : un tiers des personnes interrogées se déclarerait favorable à « Un homme qui déciderait sans se préoccuper du Parlement ni des élections ». Ce type de gouvernement obtiendrait 50% d’approbation en Europe orientale, 41% en Italie. Les citoyens interrogés veulent-ils passer à autre chose, y a-t-il un désir de fascisme ? Une analyse plus sophistiquée montre une « déconsolidation démocratique », qui touche de façon préoccupante les générations les plus jeunes. En vieillissant, iront-ils vers plus de démocratie, quitteront-ils l’abstention ? Ou bien les jeunes d’aujourd’hui seront-ils vraiment plus disponibles pour ce type de gouvernement, si d’autres choix de vie sont permis par ailleurs (consommation, déplacements, sexualité…) ? Une étude d’envergure européenne, réalisée tous les dix ans auprès de dizaines de milliers de personnes, va dans le même sens du détachement démocratique. Dans cette expression d’appel à l’autorité, les citoyens montrent leur doute sur la capacité des régimes à conduire leurs destins. Faisons preuve d’optimisme : la démocratie n’est pas n’importe quel régime, c’est celui de la nature humaine, et les citoyens s’inquiètent d’une possible perte d’efficacité du régime qui a leur préférence.

La régénération de la démocratie passe par la restauration d’un consensus sur les valeurs. Nous vivons un désaccord sur la forme du désaccord, sur la façon d’arbitrer nos désaccords, qui passe par le retour de la violence physique, les attaques contre les personnes, la destruction des biens… Il est possible que nous sortions du consensus, pour des raisons sociologiques ou socio-culturelles. Dans nos sociétés vieillissantes, les générations nouvelles, on l’a vu, sont en effet moins attachées à la démocratie. Par ailleurs, le consensus se disloque face à l’arrivée d’une population d’origine étrangère, puisque, selon les pays, on n’a pas les mêmes idées sur les hommes, les femmes, la liberté, la laïcité etc… Face à de grands défis (climatique, financier, espace public planétaire), nos régimes démocratiques peuvent-ils affirmer leurs valeurs ? Alors que les Etats-Unis restent encore la première puissance mondiale, la Chine entend prendre sa place sans être démocratique (voir l’incroyable Document 9 du PCCC qui rejette frontalement toutes les valeurs démocratiques, y compris le libéralisme économique). Revitaliser la démocratie passe aussi par la capacité à fabriquer des richesses justement partagées. Comment fabriquer cette prospérité ? Comment décarboner le monde tout en industrialisant l’Afrique pour lui permettre de se développer ? Le génie humain est considérable et les innovations technologies sont pleines de ressources. La science bien contrôlée est au service d’une humanité émancipée, disait Jaurès. Enfin, revitaliser la démocratie passe par la maîtrise d’une réelle puissance. Notre régime a triomphé par deux fois, lors des deux Guerres Mondiales, en payant un prix atroce. Mais ça n’est pas parce qu’elle est le régime de la nature humaine (régime anthropologique) que la démocratie a assez de force pour survivre face à des puissances déployées sur une scène planétaire de plus en plus violente. Si la démocratie a l’assurance d’une vérité politique et morale, elle n’a pas l’assurance d’une survie historique.

Table ronde n°2 : un modèle en crise

 

Raphaëlle Dufour (modératrice, administratrice de Démocraties)

Cette table ronde a pour but d’examiner les raisons de la crise de la démocratie. Il existe autant de démocraties que de groupes humains. Nombre de tentatives d’instaurer une démocratie populaire ont finalement échoué, la nature humaine étant incapable de dominer ses penchants pour le pouvoir,  l’argent et les guerres.

En Europe, l’exemple de démocraties plus abouties, comme la Suisse et sa votation citoyenne, ou encore celui des pays scandinaves dont les fonctionnements démocratiques sont plus rigoureux, concerne des pays à faibles populations et peu impliqués dans des opérations extérieures complexes. Les conditions d’exercice de la démocratie ne sont pas qu’institutionnelles mais doivent aussi prendre en compte l’influence de l’économie, ainsi que des pouvoirs importants que prennent les  nouveaux médias et celui des lobbys de plus en plus intrusifs. Peut-on encore parler d’exercice démocratique quand on connaît les montants investis dans les élections américaines par des influenceurs qui manipulent les opinions ? On peut utilement se poser la question de la place du peuple devant l’importance que va prendre l’intelligence artificielle dans les prises de décisions au cours des années à venir. Dans un autre domaine, peut-on parler de démocratie en France sans aborder le sujet de la proportionnelle relative ou intégrale ? Ou bien encore des risques de la démocratie directe au travers du référendum.

Démocraties représentatives contestées, distorsions liées aux nouvelles technologies, montée des régimes nationalistes, corruption et présence grandissante des lobbys avec des moyens décuplés, profilage psychologique… Tous ces éléments perturbent et pervertissent le schéma démocratique tel que l’avaient pensé nos pères. Quelle réponse, quel chemin imaginer aujourd’hui dans un monde en mutation extrême ? C’est en partie l’objet de ce colloque.

 

Jean-Claude Hazera (journaliste économique, historien) : « L’éclairage de l’histoire : sommes-nous en 1930 ? »

L’auteur de « Comment meurent les démocraties » pense que l’histoire peut éclairer le présent. Pour vérifier si les maux qui menacent la démocratie aujourd’hui sont les mêmes que dans les années 30, il s’est replongé dans cette période.

Aujourd’hui comme hier, la crise économique n’explique pas la crise politique. La lecture keynésienne de la période alimente l’idée fausse selon laquelle les crises politiques des années 30 sont la conséquence de la crise économique. Pourtant, Mussolini arrive au pouvoir en 1922, soit sept ans avant la crise. L’Espagne de Franco et la France de Pétain font partie des pays les moins touchés. En Allemagne, on réduit l’histoire chaotique de la République de Weimar aux trois dernières années, 1930-1933, alors que la crise de l’hyperinflation  qui a ébranlé la société allemande s’achève en 1923. Si les esprits commencent à bouger par rapport à cette lecture, on risque cependant d’y revenir dès que l’activité économique ralentira franchement et que le taux de chômage remontera, la solution illusoire consistant alors à dépenser de l’argent public et à endetter l’Etat. La rationalité de l’économisme empêche de voir que nations et individus supportent mal les humiliations, passions humaines moins rationnelles. Mussolini et Hitler exploitèrent cette réalité. Le montant des réparations (« l’Allemagne paiera ») était moins important que le principe.

Aujourd’hui comme hier, le nationalisme est le poison le plus dangereux et le moyen le plus puissant pour mobiliser un auditoire et encore plus un électorat. Hitler comme Mussolini en ont fait le socle de leur idéologie. Ni fascistes ni nazis, Pétain et ses soutiens étaient nourris de nationalisme  maurrassien. Les officiers espagnols, qui n’avaient pas vraiment de doctrine lors du coup d’Etat de 1936, s’en sont inventé une afin d’enrégimenter les Espagnols. Aujourd’hui, Orban en Hongrie ou  Erdogan  en Turquie sont d’abord des nationalistes. « America first » est un archétype de slogan nationaliste simpliste qui marche. Et dans la coalition entre le mouvement Cinq étoiles et la Ligue en Italie, le nationaliste Salvini a dominé de toute son outrance ses partenaires. Le nationalisme est un danger à cause de son pouvoir de mobilisation autour d’une idée simple et parce qu’il peut justifier les pires atteintes au droit et aux libertés. Dreyfus n’est pas d’abord victime d’antisémitisme, mais d’une raison d’Etat dévoyée par le nationalisme et par une certaine idée de l’honneur de l’armée française. Le nationalisme sert de critère pour repérer les populismes les plus dangereux : Salvini et sa Ligue étaient et restent plus dangereux pour la démocratie en Italie que Tsipras et Syriza en Grèce.

Aujourd’hui comme hier, les inégalités menacent la démocratie. En France comme en Allemagne et en Italie dans l’entre-deux-guerres, un fond de lutte des classes, objective ou fantasmée, explique en partie le mauvais sort subi par la démocratie. L’Espagne représente un cas extrême. Le régime officiellement républicain installé en 1931 n’a jamais vraiment fonctionné jusqu’au début de la guerre civile en 1936. Les conditions minimales du vivre-ensemble (accepter l’alternance, être d’accord pour ne pas être d’accord, respecter les élus) n’étaient pas réunies dans un pays violemment inégalitaire où la majorité de la population vivait encore à la campagne mais où les possédants refusaient toute réforme agraire. À la lumière de cet exemple, le mouvement des Gilets Jaunes exprime d’une part un fort mécontentement face aux inégalités, d’autre part un rejet impressionnant de notre démocratie. La coïncidence du manque de respect pour les élus avec le refus des inégalités en fait un vrai signal d’alarme.

Aujourd’hui comme hier, nous avons besoin d’hommes et de femmes politiques. Les sorties de Trump, Salvini, Orban ou Erdogan et l’agitation de Boris Johnson font ricaner, de même qu’hier, ceux qui n’étaient pas séduits par Mussolini et Hitler les regardaient comme des fous dangereux. Or il faut reconnaître le talent, pas seulement oratoire, de ceux qui menacent la démocratie. Mussolini et Hitler réfléchissaient, travaillaient et faisaient travailler les autres. En face, le camp des démocrates a besoin d’un personnel politique d’expérience, pas de technocrates, une idée à laquelle l’opinion dominante n’adhère pas. Face aux marchands d’idées simples, ce sont des hommes et des femmes à l’écoute de nos sociétés, capables de dessiner des compromis qui nous feront aller de l’avant, rassemblés derrière des symboles. L’image qui reste de Roosevelt lors du New Deal est celle d’un technocrate qui aurait bien lu Keynes. Or Roosevelt était surtout un « politicard » roué. C’est à lui roué que le monde libre doit sa victoire sur les forces du mal.

Quelle différence entre hier et aujourd’hui ? Hier, il n’y avait pas internet, mais il y avait la radio, formidable outil de pouvoir entré dans les foyers dans l’entre-deux-guerres, relayant aussi bien Roosevelt et ses causeries au coin du feu que les prêches populistes de Father Caughlin. Politologues et de sociologues accordent une grande importance aux médias sociaux, facteur d’accélération de la mécanique démagogique. On analyse encore plus vite ce qui préoccupe et agite l’électorat et on lui sert encore plus rapidement des réponses simplistes qui ne sont souvent que de fausses promesses.

Aujourd’hui, les ennemis de la démocratie sont des « démocrates ». Si Salvini a quitté son ministère sans intervention de la police ou de l’armée, pouvons-nous être rassurés pour autant ? Le fonctionnement de dirigeants comme Orban ou Erdogan permet de comprendre que le danger aujourd’hui est celui des « démocratures ». La prise du pouvoir se fait dans des conditions parfaitement légales. Puis la presse, la magistrature… sont grignotées, crise après crise. Il faut de plus en plus de courage pour oser affronter l’éternel candidat à sa réélection. La France est un pays particulièrement exposé au danger de démocrature à cause des pouvoirs considérables de son Président ou de sa Présidente.

 

Anne Nivat (grand reporter indépendante) : (son intervention n’avait pas de titre, sa présentation par la modératrice n’apparaissant pas sur la vidéo)

Anne Nivat a d’abord travaillé sur les sociétés étrangères puis sur la société française, se penchant sur les valeurs qui mènent à la violence.  Dans son livre publié en mars 2017, avant la crise des Gilets Jaunes, « Dans quelle France on vit », où elle décrit une réalité « que personne ne veut voir », elle partage ses perceptions de terrain, sans objectivité, non comme un institut de sondages mais poussée par l’obsession de l’observation.

Son itinéraire de reporter de guerre a été marqué par la violence et la peur, en Irak, en Afghanistan… où plus rien ne fonctionne, y compris les structures étatiques, et où l’Occident voulait imposer le modèle démocratique. Mais souvent, ce que nous croyons porter comme la démocratie est perçu ailleurs comme du chaos, donc du négatif. En veulent-ils vraiment, de cette démocratie, de la fin d‘un ordre établi qui n’est remplacé par rien ? La guerre banalise la violence, qui devient la définition normale des rapports entre les humains. De retour en France, la journaliste a été frappée par la violence induite et sourde, et par les nombreux malaises qui sous-tendent la société, illustrant la crise de notre modèle. Pour son livre, sa méthode a consisté à rester longtemps sur le terrain, à rencontrer de nombreux interlocuteurs sans les juger et à tisser une relation de confiance. Elle a ciblé six villes françaises moyennes de moins de 50 000 habitants (sauf Ajaccio), vierges de toute couverture médiatique hystérique, avec cinq thèmes décrivant le malaise de la démocratie : les jeunes à Evreux, le déclassement à Laon, l’insécurité à Lons-le-Saulnier, l’identité à Ajaccio et l’emploi à Montluçon et à Laval. Tout le monde ressent l’angoisse de perdre son travail ou de le perdre et de ne pas en retrouver. Une psychologue chez Pôle Emploi, qui traite des cas difficiles, témoigne : « Nous sommes le dernier rempart contre la révolte ». Un facteur, ravi d’entretenir spontanément le lien social avec les usagers, refuse certaines évolutions de la Poste faisant de lui un simple distributeur d’objets. Quand on lui demande de laisser tomber de menus détails, par exemple le temps de boire un café avec une personne âgée ou de monnayer des services qui reposent sur la gentillesse, il y voit une déshumanisation. Un agriculteur estime qu’ « un champ, pour les élus, c’est un désert ». Un policier de la BAC raconte que le sentiment d’insécurité existe ailleurs que dans les quartiers chauds : « On est confronté à ceux qui vont le plus mal, on est les éboueurs de la société ».

Partout un fossé se creuse entre le peuple et ses représentants censés parler pour eux. La défiance augmente face à la récupération politique, sur le thème : « On est abandonnés, personne ne se préoccupe de nous ». Anne Nivat ne se dit pas étonnée par la crise des Gilets Jaunes. Cependant, plus les médias montrent, moins le monde voit. Dans le vacarme médiatique, tout se rejoint. « Ces gens expriment un besoin de solidarité et de fraternité, mais qui parle du concept de fraternité ? A part sur le fronton des écoles, s’agit-il d’une solution honteuse ? Les GJ assemblés sur les ronds-points revendiquent de la chaleur humaine ». Son enquête montre que les nouveaux modes d’expression d’aujourd’hui sont la radicalité, la violence, verbale et physique, la désobéissance civile. « La véhémence est-elle la norme pour exister, la seule façon de réagir et de revendiquer son identité et sa différence ? Comment le pouvoir et la société ont-ils pu laisser s’installer le sentiment selon lequel que seule la violence paie ? »

 

Myriam Revault d’Allonnes (professeur des Universités, philosophe) : « Troubles dans la démocratie »

Plus que comme un agencement des pouvoirs, Tocqueville décrit la démocratie moderne comme une forme de société, une manière de vivre ensemble ou non. Une expérience qui englobe des pratiques de pouvoir et des pratiques subjectives.

Nous vivons la fin d’une situation où tout le monde se déclarait démocrate, selon la définition de Churchill. Si la démocratie perdure dans sa forme extérieure, son énergie s’est échappée et elle ressemble à une coquille vide. La concentration du pouvoir entre les mains d’une oligarchie, l’état d’urgence normalisé, le capitalisme via sa dérive néo-libérale… entraînent une « dé-démocratisation » et une crise profonde de la représentation. Le rôle actif des citoyens va s’affaiblissant. Un sondage du Monde du 2 novembre 2016 montre que pour une majorité des Français, la démocratie fonctionne de moins en moins bien. Pour un tiers d’entre eux, elle n’est pas le meilleur ni même le moins mauvais des systèmes politiques. Ils voient des bénéfices possibles d’un gouvernement technocratique guidé par des experts ou par un système autoritaire où des contre-pouvoirs ne freineraient plus l’exécutif. Une tendance récente confirmée par la montée des populismes, qui jouent du ressentiment contre les élites, ceux qui savent. Se greffe le sentiment d’une existence dangereuse, la hantise de l’insécurité et la recherche de sécurité, à l’intérieur d’un système démocratique. L’expression « démocraties illibérales » est impropre car celles-ci n’ont rien de démocratique : une fois les élections passées, en respectant le suffrage universel, le pouvoir déclare incarner la souveraineté populaire en refusant les médiations institutionnelles. Le fantasme de l’union fusionnelle entre le chef et le peuple contrevient à l’essence profonde du débat et de la conflictualité, qui s’expriment avec le pluralisme des partis politiques. Il s’agit d’abolir le jugement public des citoyens, qui, sinon, échapperaient au contrôle des dirigeants. Donnant naissance à une alliance paradoxale, cette situation peut s’accorder avec une exaltation de la liberté individuelle : l’« homo democraticus » devient un sujet unidimensionnel délivré de sa complexité et de ses troubles intérieurs, dont le libre choix est orienté vers la satisfaction économique. La restriction des libertés publiques s’accompagne d’une incitation, pour les individus, à manifester leur autonomie, via des conduites performantes. La responsabilité des individus est alors vidée de son contenu éthique et moral, déconnectée du bien commun. La dépolitisation, alignée avec la gouvernance des experts, dépasse les clivages partisans au profit d’un consensus fondé sur la rationalité économique et la recherche du bien-être individuel.

Les dérives de la démocratie représentative, seule forme possible de lien social dans nos sociétés modernes, procèdent d’ambiguïtés fondamentales : par la représentation, on entend que le peuple délègue sa souveraineté. Il vote mais n’exerce pas le pouvoir effectif. Selon Hobbes, le peuple n’existe pas avant l’acte qui le constitue comme tel, il n’est donc pas une unité substantielle. Dans la cité grecque, le peuple d’hommes libres exerçait directement le pouvoir, tandis que le citoyen moderne consent au pouvoir plutôt que d’y accéder. La démocratie est devenue un mode de légitimation plus qu’un mode d’exercice du pouvoir.

Penser démocratiquement l’identité d’une nation, c’est avoir conscience que les pôles d’identification qui désignent le vivre en commun ne sont pas des entités figées et ne relèvent pas d’une permanence donnée une fois pour toutes. Les identifications se construisent interminablement et s’échangent à travers des conflits de sens et de valeurs. Encore faut-il que les citoyens retrouvent concrètement dans l’expérience démocratique ce qui permet à cette proposition fondamentale d’être comprise.  Le caractère problématique de la démocratie (inachevable, incertain) n’est en effet soutenable que quand il s’inscrit dans une société ouverte, qui reconnaît son incomplétude et affirme en même temps la vitalité de ses relations sociales et ses perspectives d’avenir. La notion de commun a perdu son sens aujourd’hui, ce qui remet en question les principes fondateurs de la démocratie. La représentation est la capacité de faire un lien au-delà du simple processus électoral.

Table ronde n°3 : Quels remèdes ?

 

Philippe Babé (modérateur, administrateur de Démocraties)

Cette après-midi sera consacrée aux remèdes aux maux constatés ce matin. Qui dit remède, dit médecins. Voici trois médecins. Allons-nous remplacer le point d’interrogation du titre du colloque par des points de suspension ou un point d’exclamation ?

Charles-Benoît Heidsieck (fondateur du Rameau) : « De la co-gestion à la co-construction »

Le Rameau est un laboratoire de recherche empirique sur les questions de co-construction du bien commun, créé en 2006. En 2008, en partenariat avec la Caisse des dépôts, le Medef et le mouvement associatif, il a commencé à observer ce qui est à l’œuvre concrètement dans la capacité de construire le bien commun. La dernière étude « Impact Citoyens », restituée début octobre 2019,  pose trois questions : à quelles fragilités prioritaires les Français sont-ils confrontés ? Puis : quels  sont les leviers pour agir ? Et enfin : que faire ensemble ?

Les Français perçoivent trois sortes de fragilités, de façon collective, sur leur territoire : chômage et niveau de vie-sécurité-délinquance. Elles s’entrechoquent dans une vision systémique et non pas individuelle, ce qui est une bonne nouvelle. Depuis 2015, les chiffres de fragilité ont baissé, ce qui signifie que c’est l’incapacité collective à y répondre qui a augmenté. Le 25 septembre dernier, Emmanuel Macron a prononcé un discours à l’ONU sur les objectifs de développement durable, comment agir ensemble. Cette feuille de route pour l’avenir demande beaucoup de pédagogie, car seul 1 Français sur 2 sait à quoi répondent les objectifs du développement durable. Il ne s’agit pas de traiter les fragilités une par une, comme ce qui est fait depuis des années. Les Français sont lucides à cet égard.

Comment réduire ces fragilités ? La réponse s’articule autour de trois constats : le premier levier est l’action collective, le deuxième est la vision partagée et le troisième, la gestion régulatrice. La planche à loi a le même effet sur la démocratie que la planche à billet sur l’économie, les Français nous le rappellent. C’est l’action collective qui est seule juge, et non les valeurs ni les lois seules. Question de bon sens, il est impossible de séparer les deux faces de la même pièce, de même pour la dimension économique et la capacité à réduire les fragilités. Les trois leviers sont essentiels, mais c’est l’ordre dans lequel ils sont positionnés qui est important. Nous avons la chance d’avoir 350 catalyseurs territoriaux, femmes, hommes et organisations qui inventent ensemble une solution adaptée aux besoins du territoire concerné. Le troisième enseignement confirme ce que les Français disent depuis 2008, ils s’agacent d’ailleurs de ne pas être écoutés. En 2012, 2015 et 2018, ils répètent que l’action a valeur d’engagement. Pour qu’elle soit reconnue comme engagement, il faut une injonction d’alliance. La co-construction n’est pas la cogestion, car on cogère avec des gens qui partagent vos valeurs et sont dans le même cercle, alors qu’on co-construit avec un éco-sytème qui est différent, d’où sa valeur. 80% des personnes interrogées estiment nécessaire que les collectivités territoriales et les  entreprises travaillent ensemble, un dispositif pas assez mis en place aujourd’hui. La co-construction se produit grâce à la richesse des différences, associations, collectivités etc… L’entreprise joue un nouveau rôle, elle est crédible et légitime pour réduire les fragilités, mais pas efficace seule. Cependant, il ne s’agit pas d’un grand élan de générosité, ni de solidarité, ni d’injonction de bonnes pratiques. Les Français sont pragmatiques et pointent le besoin d’innovation. 74% pensent d’entre eux pensent que la co-création va permettre d’inventer les remèdes pour les plus fragiles d’entre eux. Si ces acteurs doivent agir ensemble, c’est pour répondre aux fragilités. Les TPE sont déjà en action dans les territoires, au travers du mécénat, du RSE, de l’innovation sociétale… Les besoins ne sont pas les mêmes selon l’endroit. Les remèdes utiles à grande échelle doivent être inventés territorialement.

Quel combat, quel message voulons-nous porter ? Celui d’un monde en fin de cycle, qui va vers le mur ? Ou au contraire un message de la douleur de l’enfantement, car nous croyons sincèrement que nous allons vers un monde plus fraternel, durable et équitable. Tout dépend de la réponse que chacun porte à cette question. En guise de conclusion, une anecdote historique : Churchill et le roi George VI, le dernier couple à avoir sauvé le monde, ont dit : « Peut-être qu’on se trompe, mais un autre monde est possible ».

Joseph Spiegel (maire de Kingersheim) : « De la démocratie providentielle à la démocratie de co-construction »

Le passage à la démocratie de projet, tirée de la co-construction, c’est ce qu’illustre l’écosystème mis en place par la commune de Kingersheim (Haut-Rhin). Son maire, Joseph Spiegel, dit avoir quitté « le monde des certitudes, qui renvoient au dogmatisme, tout en restant dans le monde des convictions ». Depuis vingt ans, il tente de conjuguer la démocratie avec l’exigence et la transformation, et de construire des compromis dynamiques. Le constat de la crise de la représentation et du fossé entre représentants et représentés était déjà apparu à l’issue de son premier mandat. La montée en puissance de l’individualisme montre les limites de la démocratie électorale. La Cinquième République a dévié vers la République des promesses non tenues, qui utilise les mêmes ingrédients que le marketing commercial : l’individu considéré comme consommateur-électeur, la séduction avec des promesses impossibles à tenir menant au désenchantement, la vision simpliste utilisée par les partis populistes alors que tout est complexe…

La commune travaille donc à une autre idée de la démocratie, qui « organise l’espace qui existe entre les gens » (Arendt), en « démocratisant la démocratie », l’important étant le processus plus que le résultat. D’ailleurs, comment imaginer une transition écologique sans transformation démocratique ? Comment pratiquer la démocratie autrement que de façon descendante, passive, anesthésiante, infantilisante ? Les transformations prennent en compte la complexité, avec lenteur, et permettent de cheminer avec le citoyen, positionné comme acteur, ce qui suppose l’humilité des élus par rapport au pouvoir. Dans cet espace de co-responsabilité, le travail du maire ne se résume pas à construire des équipements ou réparer les trottoirs. Toute démarche de la commune active le potentiel citoyen des habitants.

Cette « slow démocratie » permet de passer du « je » singulier au « nous » collectif, du court terme au long terme, au rebours de la démocratie de l’instant et de l’instinct prônée par le RN. La démocratie devient ainsi l’affaire de tous, un idéal de fraternité qui vise à construire des « communs » et prendre les décisions, via des rendez-vous interactifs, reposant sur l’altérité et la maturité. Edgar Morin parle du passage de l’égo compétition à l’alter coopération. La commune a ainsi créé  une installation dédiée à « l’intelligence collective », la Maison de la citoyenneté. Trois cultures françaises qui s’ignorent habituellement s’y retrouvent : résistance sur le parvis Jean Moulin, utopie dans l’espace Jean Jaurès, et engagement dans l’agora Pierre Mendès-France.

Pour être vivante, la démocratie doit être continue, pas en continu (débat sans fin, sans objet et sans contenu). Il faut donc prendre le risque de l’engagement, on ne participe pas à la démocratie en restant au stade du débat ou de l’indignation. A chaque projet correspond l’ouverture d’une séquence, avec un porteur politique, un porteur technique, des « agoracteurs » qui se demandent comment associer les citoyens et produire de l’intérêt général. L’acte 1 concerne l’information, le retour à l’éducation populaire, afin que chaque mot ait le même sens pour tous. L’acte 2 est le temps du débat et de la concertation à la Maison de la citoyenneté, où s’expriment les questions, la peur, la colère… Au bout de 12 à 18 mois, le Conseil participatif présente ses préconisations au conseil municipal. Le maire ne valide la séquence que si toute la grammaire démocratique est appliquée : écouter, donner du sens, débattre, collaborer, proposer un engagement personnel et collectif. Au Conseil participatif, des points de vue différents se rencontrent, sans affrontement stérile. L’élu doit tirer vers le haut, dire ce qui est négociable ou pas, où se situent les limites. La démocratie de co-construction refuse d’opposer l’horizontal et le vertical, les élus, les citoyens, les experts, les associations. Elle demande de se mettre ensemble, réfléchir et traverser les différentes pensées. Dans le continuum démocratique, on ne peut pas voter sans participer ou participer sans voter. En dix ans, une quarantaine de projets ont été menés, réunissant 3 000 habitants en réunion publiques. Le fait que le maire ne décide pas seul crée de la confiance, il ne se considère pas légitime par la seule élection. L’élection est certes un passeport pour une démocratie continue, réelle et effective, mais la décision est légitimée par le processus de co-construction. En guise de symbole, le personnel communal à la Maison de la citoyenneté est désigné par tirage au sort. Les citoyens refusent le clientélisme et l’opacité, ils réclament de la modestie, de l’égalité et de l’efficacité.  La commune, qui affiche un fort différentiel avec le niveau national, vote beaucoup moins à droite que le reste du pays. Une exigence dure à porter pour le maire, qui ne se représente pas en mars prochain et cite Hannah Arendt : « Le pouvoir naît quand les hommes travaillent ensemble et disparaît lorsqu’ils se dispersent ».

Pierre-Henri Tavoillot (maître de conférences, président du Collège de philosophie) : « Eclairer l’énigme de la démocratie »

Face à la crise de la démocratie, il n’existe pas de solution magique, mais quelques remèdes qui impliquent de changer de regard sur notre système. La démocratie devant remplir ses promesses infinies avec des moyens finis, nous sommes voués à être toujours déçus de la démocratie (régime déceptif). « Liberté, égalité, fraternité et bonheur », y arriverons-nous un jour ? La vie est toujours une frustration, ce que comprennent les adultes. Si nous rêvons d’une démocratie parfaite, il faut changer de régime et nous arriverons inévitablement au despotisme et à la dictature. Apprendre la déception ne signifie pas devenir défaitiste mais savoir ce qui est possible et ce qui ne l’est pas.

Autre solution, sortir de l’opposition élus/citoyens. Dans le schéma habituel, les élus sont spontanément considérés comme nuls, pourris et corrompus, et les citoyens… formidables. Il ne s’agit pas d’inverser la chose, mais de la pondérer. Les élus sont dotés d’un immense sens du service : « Merci à eux de faire un boulot que je ne ferais pas, personnellement ». Dans une commune exceptionnelle comme Kingersheim, les citoyens sont prêts à s’engager. Le modèle alsacien présenté est enthousiasmant et ultra exigeant, et on peut se demander ce qui se passera après le départ du maire actuel. Les premières expériences de budget participatif, de tirage au sort… ont suscité de l’enthousiasme, à Porto Allegre, par exemple. Mais l’enthousiasme retombe et le modèle finir par ressembler à une suite de gadgets. La vieille idée évoquée par Benjamin Constant, rappelant qu’à Athènes, on a le droit de parler parce qu’on a le devoir de mourir pour la Cité, n’est plus d‘actualité. Les citoyens d’une démocratie moderne ont beaucoup d’autres choses à faire. Ils ne sont pas prêts à aller tous les soirs à des réunions pour le bien de la cité. Le citoyens se demande : « Si je n’y vais pas, qui va y aller ? Ceux qui ne suivent pas le foot à la télé ». Le risque est que la démocratie participative devienne la dictature des militants, de ceux qui ont le temps. La démocratie participative donne l’illusion qu’elle affaiblit la démocratie représentative : on considère que nos élus sont mauvais. Nous élisons des représentants que nous nous mettons à détester dès le lendemain. Par une stratégie conservatrice, nous devons pourtant défendre nos institutions représentatives et protéger ceux qui nous servent. L’avantage de la démocratie représentative repose sur sa durée et sa stabilité dans le temps, qui ne dépend pas de la participation du citoyen, fluctuante au cours de l’année : formidable quand elle existe, inquiétante quand elle disparaît. En considérant que la démocratie participative est complémentaire des institutions, et non opposée à elle, on peut perfectionner les institutions existantes. Nous avons besoin de politiques professionnels.

Quel diagnostic poser ? Dire que nous vivons une crise de la représentativité n’est pas tout à fait exact. L’élu est à l’écoute des citoyens, la représentation fonctionne très bien, trop bien même : alors que les identités s’expriment, très fort, même, l’intérêt général semble décroître. N’oublions pas « cratos » dans le mot démocratie, la notion de pouvoir. On souffre d’un déficit de cratos plus que de démos, qui se fait entendre, certes de manière fragmentée. En revanche, le cratos a du mal et se dilue. Le peuple cherche à maîtriser son destin et sent qu’il ne se trouve pas au bon niveau de décision. Par un processus que personne ne maîtrise, le nombre d’acteurs est devenu colossal aujourd’hui. Il en résulte un sentiment de dépossession : nous ne pouvons pas agir sur notre destin et la vie quotidienne nous échappe, par exemple, sur le thème de l’immigration ou sur les questions d’environnement. La France est plutôt vertueuse sur ce dernier plan, mais l’effet sur le climat semble inexistant. Les décisions de justice ne sont pas appliquées, traduisant des murailles d’impossibilité. On voit ce qui devrait être fait mais on ne peut pas le faire. Un sentiment de blocage qui nourrit le populisme.

Alors que l’espace public est déstabilisé par la révolution numérique, comment se le réapproprier ? L’accès à l’information devait faire advenir la démocratie directe. En cinq ans, on ne peut que constater la perte de confiance des citoyens par rapport au système démocratique. Des acteurs malveillants veulent « hacker » la démocratie. Nous sommes sortis de l’illusion naïve de la démocratie directe, la méfiance s’est installée, et c’est plutôt bon signe. L’espace public ouvert à tous est potentiellement dangereux, car tout le monde peut dire n’importe quoi. La loi de 1881 permet de responsabiliser les médias, mais elle ne s’applique pas aux réseaux sociaux, Facebook notamment. Les fournisseurs d’accès et autres GAFA commencent à comprendre que les atrocités qui circulent sur les réseaux ne servent pas leur business. On peut aussi envisager une autorégulation de l’espace public, si les acteurs prennent conscience de leur responsabilité. La démocratie ne peut pas fonctionner tant que la « sauvagerie » de l’espace public n’est pas apprivoisée.

Il ne faut pas hésiter à redire que nous sommes fiers de la démocratie. Cette « civilisation des grandes personnes » est unique dans l’histoire de l’humanité. « Mais l’Occident, disent les étudiants, c’est la colonisation, l’esclavage, le machisme, le racisme, l’impérialisme… Comment en être fier ? » Toutes les civilisations ont commis des crimes, c’est leur trait caractéristique. On reproche à la démocratie ses crimes alors qu’elle a permis l’émancipation. Cette promesse démocratique doit nous enthousiasmer, elle nous fait grandir ensemble et considère que tous les êtres sont majeurs. En démocratie, la majorité est la norme, à Rome c’était l’exception. Réenchanter la promesse démocratique, c’est notre travail de citoyen et la clé de l’avenir.

Le décryptage et la réécriture ont été réalisés par Marianne Quilès.

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