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Texte complet de l’intervention « Migrations et nations »

Question complexe qui posent des problèmes géopolitiques tels que les rapports entre Etats du Nord et du Sud, mais aussi entre Etats du Sud ce que l’on a parfois tendance à négliger, des questions de frontières, d’étrangers  et de nationaux.

L’immigration met aussi en jeu des rivalités de pouvoir sur des territoires et alimente, par le biais des médias, des débats entre citoyens,

Enfin elle fait l’objet de représentations mobilisatrices, et parmi elles, la menace que ferait planer l’immigration sur l’identité nationale est suffisamment puissante pour contraindre les responsables politiques d’adapter leur politique migratoire, en particulier en renforçant le contrôle des frontières.

 L’immigration est souvent considérée comme le facteur majeur le plus susceptible de déstabiliser la nation, surtout quand les arrivées d’étrangers sont perçues comme massives et continues.

Or ce qui distingue les pays dans l’accueil des étrangers c’est la possibilité ou non de pouvoir  y acquérir la nationalité, d’en devenir des citoyens de plein droit, qu’il s’agisse de réfugiés demandant le droit d’asile ou de migrants économiques.

En effet, cette possibilité offerte aux migrants de devenir citoyen change l’approche de la question de l’immigration et de la nation car elle permet de passer d’une émigration temporaire de travail à une immigration définitive de peuplement.

Enfin si on constate des points communs entre tous les pays où les relations entre migrations et nations créent des tensions, néanmoins chaque situation garde sa singularité, résultat de sa situation géographique, de son histoire, de sa démographie, de son développement etc.

Je vais évoquer rapidement les pays où devenir citoyen est mission impossible pour les étrangers car ils posent peu de problèmes sur le plan de la Nation.

L’un des plus connus est le Japon, où malgré une population vieillissante, un taux de fécondité très faible (1,43 enfants par femme en âge de procréer contre 1,88 en France) et une population en nette décroissance (- 300 000 en 2018) la politique migratoire reste très restrictive. Deux raisons principales à ce refus des étrangers : d’une part, la forte croissance démographique du Japon au XXème siècle durant lequel la population japonaise a presque été multipliée par trois (44 millions en 1900, 128 millions 2010), qui en quelque sorte continue de rassurer les Japonais sur leur démographie comme s’ils ne craignaient pas les effets négatifs de sa décroissance. Mais c’est aussi la peur du mélange et la crainte d’une dissolution nationale qui expliquent ce refus de voir les étrangers s’installer et acquérir la nationalité japonaise, politique soutenue par la population. Ceci conduit l’Etat à avoir une conception très nationaliste qui repose sur le droit du sang et même presque exclusivement sur la patrilinéarité, (la matrilinéarité n’est reconnue qu’en 1984).

Autre exemple très différent du Japon, les Etats du Golfe persique où les étrangers sont même parfois majoritaires, comme dans les Emirats Arabes Unis où sur 8,5 millions d’habitants 88% sont des étrangers.

, et qui vivent sous un système de ségrégation juridique qui interdit leur installation définitive. Les étrangers ne peuvent donc jamais acquérir la nationalité du pays où ils travaillent et ce quel que soit la durée de leur séjour, qu’ils soient venus de pays arabes ou pas, qu’ils soient musulmans ou pas. Cette politique migratoire très stricte (à la moindre faute ou non respect de la loi c’est l’expulsion) donne à penser que ces pays n’ont pas de tradition migratoire. Or il faut rappeler que la péninsule arabique est depuis l’Antiquité une terre de migrations et de brassages internes et externes, avec des relations avec l’Afrique, l’Asie centrale et le sous continent indien. Mais ils se sont constitués en tant qu’Etat que récemment (pour les EAU constitués en Etat en 1971), ils sont peu peuplés et réservent à leurs seuls citoyens les richesses produites par l’extraction des hydrocarbures ;

Les pays où acquérir la nationalité est possible, sont de loin les plus nombreux même si les conditions de cette acquisition sont plus ou moins faciles et si la double nationalité n’est pas toujours admise, par exemple en Europe elle est interdite aux Pays-Bas, en Autriche, en Slovénie, en Estonie et en Lettonie et sous conditions en Espagne et en Norvège.

Quoiqu’il en soit d’une façon générale, on constate que la mondialisation et son corollaire, l’augmentation des migrations internationales, conduisent nombre de pays à mettre en place des politiques d’accueil restrictives au nom de la préservation de l’identité nationale.

Ainsi des pays pourtant peuplés d’immigrés ferment leurs frontières – rappelons le sens d’immigrés : individus nés à l’étranger vivant dans un pays dont il a, ou non, acquis la nationalité.

C’est le cas des Etats-Unis depuis la présidence de Donald Trump où les migrants mexicains et sud-américains sont présentés comme faisant peser une menace sur l’existence de la nation américaine. Déjà, en 2004 dans un article ‘Le défi hispanique’ le célèbre politologue Samuel Huntington s’inquiétait des conséquences sur le devenir de la nation de l’arrivée continue et massive d’immigrés hispaniques mettant en péril le statut de la langue anglaise et l’identité culturelle des États-Unis. Lors de sa campagne présidentielle en 2016, Donald Trump a fait de la lutte contre l’immigration clandestine un des thèmes centraux, assurant même qu’il ferait payer aux Mexicains l’achèvement de la construction du mur déjà partiellement construit le long de la frontière sud des Etats-Unis. En fait, comme souvent avec la question migratoire, la construction de ce mur est d’abord un enjeu de géopolitique interne, c’est un excellent moyen de continuer à mobiliser l’électorat de Trump, celui-ci se posant en défenseur de la nation américaine.

Autre exemple, l’Australie où le très conservateur premier ministre Scott Morrison (Parti Libéral), ancien  ministre de l’immigration et de la protection des frontières pendant plus d’un an de 2013 à 2014, prône la « tolérance zéro » envers l’immigration illégale et affiche sa proximité politique avec Trump . Il a créé un camp de détention sur  l’île Christmas, à 2 300 km de l’Australie et explique cette décision par la nécessité de protéger le sol australien d’«une nouvelle vague de demandeurs d’asile» qui pourrait selon lui déferler à cause d’une série de mesures votées la veille par l’opposition travailliste.

A la différence des précédents, le Canada, autre pays peuplé majoritairement de descendants d’immigrés, reste un pays ouvert même si l’immigration est contrôlée par un système de sélection en deux étapes des immigrants économiques inauguré en 2015, système qui attire les travailleurs les plus qualifiés. Le Canada  est aussi très efficace quand il s’agit de réunir des familles, Comme le dit le ministre en charge de l’immigration : « L’immigration favorise la croissance économique, permet de relever des défis, plus particulièrement les pénuries de main-d’œuvre auxquelles notre pays est confronté en raison du vieillissement de la population ».

A cela s’ajoute la sélection et la répartition des immigrants en fonction des besoins des régions et des opportunités qui s’y présentent : « Un des facteurs clés du succès du modèle canadien, c’est qu’on choisit [selon] une banque de compétences assez large », et non sur une liste précise de métiers.

Voyons la situation en Europe

Aux élections européennes de mai 2019, l’immigration a encore été l’un des thèmes de la campagne électorale dans les 28 Etats de l’UE, les partis nationalistes en ayant fait leur cheval de bataille avec des succès inégaux, incontestables en Italie, beaucoup plus limités au Danemark ou au Pays-Bas. Bien que les arrivées de migrants aient beaucoup baissé depuis la « crise » migratoire de 2015, celle-ci a durablement accrédité la représentation de l’invasion de l’UE par des flux d’étrangers, surtout en Hongrie, en Allemagne et en Italie qui furent les deux pays les plus concernés par les arrivées de migrants. Cette arrivée rapide et massive, au moins dans certains lieux, finit par créer des  tensions et surtout par susciter des inquiétudes au sein de la population nationale qui éprouve parfois le sentiment de n’être plus chez elle ce qui explique le succès de la représentation de l’invasion,  voire, plus grave, que son identité nationale est à terme menacée comme essaie de la faire croire la représentation du grand remplacement.

C’est pourquoi même dans des pays où la situation économique est favorable et le chômage faible, les partis nationalistes qui prônent la défense de la Nation et les racines chrétiennes de l’Europe, façon de rejeter l’immigration musulmane, sont entendus par une partie des électeurs. Un sondage[1] réalisé auprès de 45 000 personnes dans 14 pays de l’UE, montre que les migrations restent un sujet préoccupant qui arrive juste derrière l’islamisme radical, on peut d’ailleurs sans doute lier les deux car l’immigration qui pose principalement problème, c’est bien l’immigration musulmane, et ce même avant les attentats commandités par l’Etat islamique qui n’avaient encore touchés ni la France, ni le Royaume-Uni, ni l’Espagne.

A l’est de l’UE on constate la double crainte de l’immigration et de l’émigration dans un contexte de chute démographique et donc de fragilisation de la nation.

Le rejet des étrangers y est, on le sait, massif dans un pays comme la Hongrie. En 2015, le premier ministre Victor Orban, s’est montré particulièrement hostile à l’accueil des migrants qui devaient être répartis dans les pays de l’UE. Son refus s’explique pour partie par  le nombre très élevé de migrants arrivés brutalement en Hongrie. En effet les demandes d’asile y augmente dès 2013 (18 000) pour atteindre 42 000 en 2014 et 177 000 en 2015, ce qui situe la Hongrie au deuxième rang derrière l’Allemagne. Avant 2015, ce sont essentiellement des Kosovars, des Afghans, des Pakistanais qui demandent l’asile en Hongrie, en 2015 s’y ajoute des réfugiés syriens, autrement dit en grande majorité des étrangers aux cultures très différentes de la culture hongroise et arrivant massivement dans un pays sans tradition d’accueil des étrangers, puisque dans les pays européens communistes, s’il était difficile d’en sortir il était tout aussi difficile d’y rentrer.

Le gouvernement polonais ne se montre guère plus accueillant pour des étrangers venus de pays lointains et surtout de religion musulmane dans ce pays encore très catholique ; en revanche il accueille un grand nombre de travailleurs ukrainiens car d’une part,  il s’agit d’une migration de travail (du moins pour le moment) et d’autre part, les plus qu’étroites relations historiques de la Pologne avec l’Ukraine, (rappelons que l’ouest de l’Ukraine fut territoire polonais) facilitent leur accueil. Par contre l’émigration des jeunes polonais souvent bien formés vers les autres pays européens, est mal vue par le gouvernement qui les qualifie parfois de traitres à la nation et par une partie de la population, la plus rurale qui est aussi la plus âgée et la moins europhile.

 

A l’ouest de l’UE la situation est sensiblement différente car ce sont des pays démocratiques depuis longtemps dans lesquels les valeurs de l’accueil sont affirmées, même si elles sont plus ou moins respectées.

Ainsi, au Royaume-Uni l’arrivée rapide et massive de travailleurs venus de l’est de l’UE (les Polonais y étant la première nationalité étrangère) voulue par le gouvernement travailliste de Tony Blair, a pesé dans le choix du Brexit par une partie des électeurs. Les Anglais les moins qualifiés ont vu ces travailleurs détachés comme des concurrents dangereux pour leurs emplois car ils acceptaient des salaires très bas et des conditions de travail difficiles. Ils ont pensé, à tort, que la sortie de l’UE et la fin des travailleurs détachés suffiraient à régler les problèmes sociaux et économiques qui les touchaient. C’est donc bien le rejet des étrangers bien qu’européens et de culture chrétienne, qui fut un des facteurs essentiels du succès du Brexit : protéger les travailleurs britanniques (et même surtout anglais) de la concurrence des travailleurs européens, ce à quoi il faut ajouter le nationalisme des Anglais qui refusent de voir la souveraineté de leur Nation se diluer à terme dans une Europe politique.

En Allemagne la percée récente de l’AfD, parti d’extrême droite xénophobe et identitaire, est liée à l’accueil des réfugiés arrivés massivement en 2015, percée confirmée par les résultats des élections régionales qui ont eu lieu en septembre 2019 ,en Saxe elle obtient 27,5% des voix  (+17,7%) et en Brandebourg  23,5 % des voix (+11,4%). L’AfD est désormais la deuxième force politique dans ces deux länder derrière la CDU en Saxe et le SPD en Brandebourg.

En 2015 lorsque l’afflux de réfugiés recevait l’assentiment du gouvernement et la sympathie et l’assistance du public, les marques d’hostilité et les violences causées par la droite radicale et ses sympathisants étaient bien plus fréquentes à l’Est, alors même qu’un nombre moins élevé de migrants et de réfugiés y résidait.

Cependant, compte tenu du passé nazi de l’Allemagne, l’AfD n’est pas perçue dans les autres pays européens comme exactement comparable aux autres partis d’extrême-droite. Pour le dire simplement, l’AfD inquiète plus que le Rassemblement national de Marine Le Pen.

Les partisans d’une idéologie très radicale dans ce parti prônent une « vision positive » de l’histoire allemande défendue publiquement par le patron de la fédération AfD de Thuringe (ex RDA), lié au mouvement identitaire autrichien, qui a déclaré en janvier 2017 à Dresde en Saxe : « jusqu’à ce jour notre état d’esprit est celui d’un peuple vaincu. Il ne nous faut rien de moins qu’un virage à 180 degrés de notre politique de mémoire ». On imagine sans mal le tollé qu’a suscité cette déclaration. Attention, il ne s’agit nullement de donner à croire que l’Allemagne est, à court terme, menacée par une arrivée au pouvoir de ce parti dans une coalition avec la CDU, même si certains élus de ces deux partis peuvent y penser.

En revanche il peut être utile de s’interroger sur ce que ce vote pour l’AfD traduit d’interrogations sur ce qu’est la nation allemande aujourd’hui.

Longtemps l’appartenance à la nation allemande s’est définie par le fameux droit du sang : était allemand et surtout ne pouvait être allemand que ceux et celles nés de parents allemands même s’ils étaient nés à l’étranger – du moins dans certains Etats, ceux situés à l’est de l’Allemagne dans lesquels se trouvaient les descendants de minorités allemandes installées dans ces pays depuis plusieurs siècles. Cette conception ethnique de la nation, le droit du sang, fut longtemps opposée à la conception juridique de la nation française, le droit du sol, qui permet à tous ceux nés sur le territoire français d’être français à leur majorité s’ils le souhaitent et que d’ailleurs certains responsables politiques à droite et à l’extrême droite veulent remettre en question.

Cette opposition est l’héritage de situations géopolitiques qui furent très différentes. L’idée de nation est précoce en France, mais dans ce royaume très tôt centralisé, les populations restent très diverses car la diffusion de la langue française ne se fait que lentement sauf dans les classes dirigeantes. De cette situation géopolitique procède une conception surtout politique et territoriale de la nation française. A  cela s’ajoute le précoce ralentissement de sa croissance démographique qui nécessite de faire appel à l’immigration que l’on souhaite voir s’assimiler rapidement et acquérir la nationalité française, entre autres pour accroître les effectifs de l’armée. Les historiens l’ont démontré il y a déjà longtemps en France, c’est l’Etat qui a fait la nation, au point parfois qu’il y ait même confusion de ces deux termes. On le sait il en va tout autrement pour l’Allemagne puisque l’unité de la nation a précédé celle de l’Etat. En effet, la tardive unité allemande (1871) sur le plan politique et territorial n’a pas empêché l’unité culturelle qui s’est faite par la langue qui rassemblait dans un même ensemble des populations politiquement divisées au sein du Saint empire romain germanique et pour une part territorialement dispersées dans l’est de l’Europe, Russie comprise. Difficile dans ces conditions d’avoir une conception territoriale de la nation. L’unité allemande s’étant réalisée sous l’hégémonie de la Prusse, c’est le modèle prussien de l’acquisition de la nationalité qui s’est appliqué qui reposait sur le droit du sang, restée en vigueur (car bien qu’amendée plusieurs fois elle ne le fut qu’à la marge) y compris sous la dictature nazie, puis en République fédérale, jusqu’au premier janvier 2000, date où fut promulguée la Loi sur la nationalité. La présence de nombreux étrangers installés depuis parfois quarante ans en Allemagne a contraint le pouvoir à revoir cette exclusivité du droit du sang. La situation étant devenue encore plus compliquée avec l’arrivée de nombreux Allemands venus de l’Europe de l’est suite à la dislocation de l’empire soviétique et à l’effondrement des régimes communistes. Ceux-ci cherchaient à faire valoir leur droit à venir s’installer en Allemagne au nom du droit du sang. Mais beaucoup d’entre eux parlaient beaucoup moins bien l’allemand que nombre de Turcs installés depuis longtemps en Allemagne et qui restaient toujours des étrangers. Ces Aussiedler durent faire face à une forte hostilité car bien qu’Allemands ils étaient souvent considérés comme des étrangers. Rappelons qu’au début des années 1990, une vague xénophobe a frappée l’Allemagne. Les discours racistes selon lesquels la pureté du sang allemand doit être préservée sont alors publiquement tenus, levant ainsi un tabou respecté depuis 1945. Pour toutes ces raisons il était donc indispensable de faire évoluer la loi de 1913 ce qui ne se fit pas sans de longs et vifs débats.

Cette nouvelle loi a rendu plus facile les conditions de l’acquisition de la nationalité allemande pour un étranger d’origine non germanique né ou vivant depuis plusieurs années en Allemagne, mettant fin à l’exclusif droit du sang.

Cependant, à la chute du mur il y eut l’extension pure et simple de la RFA sur le territoire de la RDA, esquivant le débat sur l’unité nationale. Or les Allemands  de l’ex-RDA, s’étant placés dans le camp des vainqueurs et ses leaders ayant écrit un roman national fait d’actes de résistance au nazisme ne portent pas le fardeau du nazisme et se permettent d’être fiers de leur nation allemande[2].

La percée rapide et puissante de l’AfD particulièrement dans les länder de l’Est, ne serait-elle pas le signe d’une nostalgie d’une nation allemande puissante, avant la Seconde guerre mondiale, ethniquement homogène, sinon pure, protégée par le droit du sang remis en question en 2000 par le droit du sol imposé par l’ex-RFA.

Enfin la situation française. En France désormais la représentation de l’invasion migratoire est présente dans une partie de la population, même si la proportion d’étrangers reste sensiblement la même 7% de la population. Mais c’est la présence visible des générations de Français issus de l’immigration post coloniales qui donne le sentiment que la France est désormais une nation multiculturelle, non souhaitée par un grand nombre de Français attachés à une représentation de la nation qui n’autorise pas la diversité.

Les partis politiques de droite comme de gauche n’ont pas pris acte de ce changement abandonnant le discours sur la Nation au Front national et c’est sans doute la raison de sa victoire culturelle. (cf le déclin de l’idée de nation à gauche après la seconde Guerre Mondiale et la Guerre d’Algérie)

Dès les années 1980, quand le FN parle d’immigration ce n’est donc pas au phénomène de l’arrivée de personnes étrangères auquel il pense mais bien aux  Français issus de l’immigration, toujours vus par une partie significative de leurs concitoyens comme des immigrés, malgré désormais deux générations nées en France et devenues adultes.  Nombre d’entre eux ont d’ailleurs extrêmement bien réussi à s’insérer, en politique ou dans les médias, dans le monde de l’entreprise ou dans la fonction publique. Autrement dit, quand un Français dit, en famille ou dans un micro-trottoir qu’il y a « trop d’immigrés», il évoque l’idée qu’il y aurait trop de personnes Arabes et Noires dans son environnement ou en France en général.

Alors que la population issue de l’immigration arabo-musulmane était quasiment inexistante en métropole jusqu’au milieu du xxe siècle, les enfants portant un prénom les rattachant culturellement et familialement à cette immigration représentaient 18,8% des naissances en 2016.

Le taux dépasse désormais les 40% des naissances en Seine-Saint-Denis, les 30% dans le Val-d’Oise et les 25% dans le Val-de-Marne et dans le Rhône. Le bloc Gard-Bouches-du-Rhône-Vaucluse, d’une part, et l’ouest francilien (Yvelines, Hauts-de-Seine et Essonne), d’autre part, suivent de près en affichant des taux compris entre 20 et 25%. Dans tous ces départements, l’équilibre démographique au sein des jeunes générations s’en trouve considérablement modifié. Paris et d’autres départements du grand Bassin parisien élargi (Seine-et-Marne, Oise et Loiret), le Nord, l’Alsace-Moselle, la vallée du Rhône et le pourtour méditerranéen ainsi que la Haute-Garonne affichent quant à eux un taux compris entre 15 et 20%.

Deux facteurs semblent déterminants pour l’avenir de la représentation que les Français se font de leur nation : l’évolution de la ségrégation et le rapport à l’islam et aux Musulmans.

La ségrégation atteint les écoles, collèges et lycées où les élèves ne sont pas mélangés, et l’institution scolaire aggrave même le phénomène. La conviction partagée que l’avenir de ses enfants est déterminé par les établissements qu’il fréquente, pousse chaque famille à optimiser leur trajectoire scolaire, en fonction des moyens et informations à leur disposition. Or, la ségrégation a de très nombreux effets délétères pour la cohésion nationale. Elle produit nombre d’idées fausses sur la situation des autres, et autant de frustrations. La Cour des comptes a montré qu’en dépit de la représentation de milliards dépensés dans la Politique la Ville ou dans l’éducation prioritaire, les quartiers concernés recevaient en 2012 moins d’argent public par habitant que tout autre territoire métropolitain. Les policiers en charge de ces secteurs témoignent qu’il ne s’agit pas des coupe-gorges qu’on imagine souvent, et que la délinquance y est concentrée dans de très petits espaces. Enfin, la pression des intégristes musulmans n’y pèse pas du poids dénoncé par les chroniqueurs télévisés qui en ont fait leur spécialité.

L’islam est perçu comme la marque d’une altérité irréductible et dont les responsables religieux seraient dans une stratégie de conquête, en dépit du fait que les Musulmans français rejettent quasi unanimement la violence et l’obscurantisme et que la pratique religieuse est en régression parmi la population concernée. La ségrégation joue là aussi un rôle important, car il vrai que la pratique visible voire rigoriste du culte musulman sont concentrées dans des territoires particuliers qui deviennent emblématiques et l’on prend ainsi la partie pour le tout, car beaucoup de Français n’en connaissent que ce qui en est montré ou dit dans les médias. Néanmoins, il n’est pas possible de ne pas tenir compte de la profonde crise du monde musulman, qui se traduit par d’incessantes guerres ou rébellions contre des régimes autoritaires pratiquant la répression de façon féroce. Dans le monde arabe plus particulièrement, ces régimes se réclamaient du nationalisme (parfois panarabe), ce qui a favorisé les oppositions islamistes, puis la naissance d’organisations jihadistes internationales, qui commettent leurs crimes de l’Indonésie au Sahel, et parfois en Europe. Cette situation et les attaques subies en France depuis 2015 sont évidemment de nature à rendre inquiétante la figure du musulman.

La place réservée aux femmes est le sujet débattu. Dans le monde arabe, on observe de nombreuses régressions, même si les mobilisations des femmes y sont aussi plus puissantes que jamais, au Maghreb comme dans la péninsule arabe. En France, la polémique sur le voile a profondément déchiré la gauche et les féministes, entre celles et ceux qui tiennent le voile pour un instrument d’oppression des femmes imposé par les hommes ou le patriarcat, et celles et ceux qui défendent la liberté de choix, affirmant que les cas de contraintes sont l’exception. L’observateur attentif des quartiers ségrégués peut seulement remarquer que la situation n’y est pas celle souvent décrite dans les médias audiovisuels d’une hégémonie masculine sur l’espace public (sauf peut-être les stades) ou d’une généralisation des tenues religieuses, pour les femmes comme pour les hommes. Ici encore, la ségrégation joue un rôle déterminant, en ceci qu’elle permet des discours en dépit de la complexité du réel.

La ségrégation spatiale, connue sous le terme de « ghettos », est bien la source qui alimente les représentations d’une nation française devenue multiculturelle qui inquiète nombre de nos concitoyens. Un des derniers sondages donnait Marine Le Pen à 45% au deuxième tour si les élections présidentielles avaient lieu maintenant. Bien sûr ce n’est qu’un sondage, mais on ne peut que constater que sans programme politique, ni action militante le Rassemblement national engrange les intentions de vote.

Il y a donc urgence en France à résoudre la ségrégation si l’on veut enrayer la montée de l’extrême droite. Plus facile à dire qu’à faire.

L’arrivée constante mais non massive d’étrangers qui s’installent dans les mêmes quartiers où les populations immigrées arabe et noire sont déjà nombreuses ne fait que renforcer la représentation du ghetto et d’un possible communautarisme l’archipel français selon Jérôme Fourquet. Une répartition géographique moins concentrée des immigrés est un des moyens de résoudre ce problème, mais il n’est pas facile d’effacer les conséquences des politiques de logement social mises en place dans les années 1950.

J’ai choisi de vous présenter, rapidement il est vrai, la diversité des relations entre nations et migrations afin de montrer leur complexité et leur singularité, même si elles conduisent toutes à la tentation du repli sur soi, signe que la mondialisation non seulement n’efface pas l’attachement à la nation mais au contraire qu’elle le renforce chez nombre de citoyens.

Trois cartes à placer en fin de compte-rendu en précisant qu’elles ont été publiées dans le numéro d’Hérodote Migrations et Nations n°174 (sptembre 2019) dans l’article de Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach : Cent ans d’immigration raconté par les prénoms.

Placer la carte sur la France en premier et les deux cartes sur Marseille ensuite

[1] Le Monde 2 avril 2019

[2] C’est ce qui explique, sans les justifier, les déclarations choquantes de quelques leaders de l’AfD, comme ceux des fédérations de Thuringe et de la Saxe sur la grande histoire de l’Allemagne qui ne doit plus être disqualifiée par l’épisode du nazisme.

Béatrice Giblin

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